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Séminaire de Jean-Pierre Cavaillé (2001-2013)

2004-2005, "Écriture et Prison"

Résumé

Dans le prolongement des travaux précédents sur les stratégies d'écriture en régime de persécution et de censure, nous avons étudié cette année des œuvres d'ancien régime consacrées au lieu carcéral, appréhendé de l'extérieur et (surtout) de l'intérieur, à travers des fictions ou au contraire des textes relevant plutôt de ce que l'on appelle le témoignage, mais aussi d'autres formes d'écrit liées traditionnellement à l'expérience carcérale (lettres, vers, philosophie).

Avec Michèle Rosellini, nous sommes partis des écrits de prison de Théophile de Viau, dont le procès signe un moment décisif dans les rapports des hommes de lettres aux pouvoirs (politique, juridique, religieux), afin de montrer la dimension pragmatique de ces textes (le poète écrit pour sauver sa peau) et à la fois pour insister sur tout ce qui excède la pure et simple instrumentalisation stratégique de l'acte d'écriture, en particulier l'insistance et persistance à réaffirmer une identité et une manière de vivre, de penser et d'écrire peu conforme aux actes de soumission ostentatoires envers l'ordre social et idéologique.

Nous nous sommes ensuite arrêtés sur les épisodes d'incarcération des romans de Cyrano de Bergerac, dont on peut dégager une véritable pensée de l'évasion, qui finit par se confondre avec le travail même de l'écriture cyranienne, considérée aussi bien dans son inventivité scientifique que dans ses aspects subversifs. Jacques Berchtold est intervenu sur ce thème de l'évasion, tel qu'on le trouve au centre d'écrits autobiographiques et récits biographiques du xviiie siècle, où sont exaltées la volonté et l'ingéniosité de l'individu confiné de la manière la plus rigoureuse.

Une série de séance furent consacrée au cas de Tommaso Campanella, qui produit la quasi totalité de son œuvre immense en prison et malgré des conditions de détention extrêmement dures : nous nous sommes non seulement intéressés au traitement que Campanella faisait lui-même du motif carcéral dans ses écrits (Poésies philosophiques) mais aussi à la construction (et d'abord autoconstruction) de la figure de ce dominicain indomptable, dans l'Europe du xviie siècle, comme figure du philosophe enchaîné, érigé en modèle de constance et de résistance morale et intellectuelle (Naudé, Gafarel, etc).

Mathilde Bombart s'est arrêtée sur le motif des fous enfermés dans la France du xviie siècle, avec notamment cette étrange figure du Herti, fou « des petites maisons » visité par Gaston d'Orléans et bien d'autres, fréquemment mis en scène dans les textes du temps (Cramail, etc.).

Sophie Houdard a présenté un dossier sur les prisons obscènes de l'écrivain prisonnier, puis bagnard, Pierre Corneille Blessebois, mettant en évidence le travail d'inversion accompli dans les œuvres de fiction, mais à fort contenu autobiographique, de cet auteur, où la prison finit par devenir lieu de transgression et de débauche.

Guy Catusse a traité des œuvres de Dassoucy, qui font état des nombreuses arrestations pour sodomie et impiété de l'Empereur du burlesque, afin de dégager dans le projet explicite d'apologie pro-domo, la dimension foncièrement subversive, aussi bien sur le plan de la religion que sur celui des mœurs.

Nous avons enfin terminé l'année en présentant un dossier sur les écritures carcérales italiennes (Burchiello, Marino, Brusoni), où l'expérience de la prison est systématiquement tournée en dérision en même temps que décrite dans ses aspects les plus insupportables.

Les présentation de ces textes et les discussions collectives qui les ont accompagnées nous ont conduit à la formulation d'un paradoxe, qui nous est apparu comme le gain provisoire de notre réflexion. Ce paradoxe est celui de la liberté des écritures carcérales, de la force licencieuse et novatrice d'écritures pourtant sous haute contrainte ; comme si le fait de l'expérience sociale de la prison, l'expérience du ban, de la relégation et de l'enfermement, ou du moins leur invocation comme matière d'écriture, dégageait un espace critique à l'égard des normes et des règles sociales, morales, etc. Comme si l'expérience de la dégradation sociale de la prison, ou seulement l'invocation ou même la pure évocation de cette expérience rendaient possible l'expression d'une parole libre, en tant précisément que dégradée et dévoyée. Cet espace critique serait aussi celui d'une certaine expérimentation littéraire, ou d'écriture, dans le détournement des styles et des genres, le jeu ironique avec les lieux communs et les conventions, expérimentation inséparable de l'expérience carcérale elle-même, réellement vécue ou simulée, comme expérience psychologique extrêmement violente, qui oblige l'individu à mobiliser des forces de résistance morale, à travers la philosophie, la religion ou la magie (voir Campanella), expérience sociale aussi de la mixité et confusion des ordres et des statuts, de la promiscuité et de la corruption. La prison, réelle d'abord, mais aussi fictive, fictionnée (« la prison du roman » pour reprendre le titre de l'ouvrage de Jacques Berchtold), est ainsi envisagée comme le lieu à la fois d'élaboration d'un discours critique et d'invention dont la radicalité et l'audace sont tributaires des caractéristiques psychologiques et sociales de l'expérience carcérale… Or cela est paradoxal à tous points de vue, si l'on réfléchit à partir des écritures proprement carcérales, comme nous avons tenté de le faire. En effet, si l'on écrit en prison, c'est d'abord qu'on le juge utile et même nécessaire (la plupart des intervenants ont souligné cette dimension pragmatique des écritures carcérales) ; on cherche à défendre son innocence et son honneur. Mais le paradoxe est alors que le prisonnier trouve souvent dans les ressources même de la diffamation dont il est victime et de sa dégradation sociale et morale les instruments de sa défense (Dassoucy, Marino, Brusoni…). Enfin et surtout cette liberté de l'écriture carcérale est paradoxale parce qu'il s'agit, plus que de tout autre forme d'écriture, d'une écriture périlleuse et contrainte, pour toutes les raisons évoquées, mais d'abord bien sûr parce que le prisonnier, quand cela lui est possible, écrit évidemment avant toute chose pour recouvrer la liberté.

Publications

Articles et contributions

•« Libertinage et secret : Jules-César Vanini, Gabriel Naudé et La Mothe Le Vayer », D. de Courcelles (dir.), D'un principe philosophique à un genre littéraire : Les secrets, Actes du colloque de la Newberry Library de Chicago, mercredi 11-14 septembre 2002, Paris, Champion, 2005, p. 351-368.

•« Leo Strauss et l'histoire des textes en régime de persécution », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, CXXX, 2005, 1, p. 39-60 .

•« Le paladin de la République des lettres et l'épouvantail des sciences sociales. Une réponse à Marc Fumaroli », février 2005 URL : http://www.ehess.fr/centres/grihl/DebatCritique/LibrePensee/Paladin_def.htm

•« Qu'il y ait un Dieu… je vous le nie tout à plat . Contexte théorique et enjeux pratiques des arguments athéistes du fils de l'hôte [dans Les États et empires de la lune de Cyrano de Bergerac] », Littératures Classiques, n° 53, supplément, 2004, p. 65-74.

•Liberté et enfermement dans les romans cyraniens, Lectures de Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

•Ruser sans mentir, de la casuistique aux sciences sociales : le recours à l'équivocité, entre efficacité pragmatique et souci éthique, in S. Latouche, P.-J. Laurent, O. Servais et M. Singleton, Les raisons de la ruse. Une perspective anthropologique et psychanalytique, Actes du colloque international « La raison rusée », Louvain la Neuve, mars 2001, Paris, La Découverte, 2004, p. 93-118.

•Patois de province et belle langue : les lieux communs en héritage, Acta Fabula, Été 2004, URL : http://www.fabula.org/revue/document528.php

Programme provisoire

8 novembre : Jean-Pierre Cavaillé, Introduction générale

22 novembre : Michèle Rosellini, "Théophile en prison : régime carcéral et

modes d'écriture".

13 décembre : Jean-Pierre Cavaillé, "Cyrano, les prisons de Dyrcona".

10 janvier 2005 : Jean-Pierre Cavaillé, "La figure du prisonnier Campanella dans la littérature libertine".

24 janvier : Jean-Pierre Cavaillé, " Du Caucase ".

14 février : Jean-Pierre Cavaillé, "Les prisons de Campanella (suite). "

Pour la préparations de ces séances autour de Campanella, on pourra se reporter aux bibliographies en ligne sur le site du grihl :

http://www.ehess.fr/centres/grihl/z-Biblios/Biblio_Prison/Biblio_Prison_01.htm http://www.ehess.fr/centres/grihl/z-BiblioLibertinage0.htm#debut

On trouve également une bonne bibliographie campanellienne en ligne : LONGO CIOFFI, R., Tommaso Campanella, Nota biografica et bibliografia [excellente bibliographie, jusqu'à 2003]. http://www.filosofia.unina.it/longocioffi/tommasocampanella.html Pour une première approche du philosophe et de sa biographie, si vous lisez l'italien, vous pouvez consulter en ligne un beau texte de Luigi Firpo, Tommaso Campanella, l'uomo e il suo tempo, http://www.calabria.nu/campanella.htm ainsi qu'une intéressante notice de Rodolfo Di Mattei, http://www.erasmo.it/liberale/testi/1914.htm

28 février : Mathilde Bombard, "Les visites à l'hôpital des fous (France xviie siècle)"

14 mars : Jaques Berchtold, "La contestation du "philosophe en prison". Un paradigme émergeant au xviiie siècle : les prouesses d'évasion".

21 mars [séance supplémentaire] : Martin Mulsow, "Vanini à Hambourg : la réception et transformation du libertinage dans les Lumières allemandes"

11 avril, Sophie Houdard, "Les 'prisons obscènes' de Pierre Corneille Blessebois."

9 mai : Guy Catusse, "Les prisons de Monsieur Dassoucy."

23 mai : Jean-Pierre Cavaillé, "Girolamo Brusoni, Il Camerotto ou les "joies" de la prison" . (texte italien ; texte français)


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